Abandonnée. Tu n’es qu’une gamine, haute comme trois pommes et t’es déjà livrée à toi-même. Personne ne sait que t’existe. T’es seule, perdue. Tu dois te débrouiller maintenant que maman t’as laissé tomber. Tu dormais quand elle est partie. Tu t’en rappelles très bien, ô ça oui. T’étais tellement idiote à l’époque que tu pensais qu’elle allait revenir. Des conneries tout ça. Les jours ont passé mais elle n’était toujours pas revenue. T’es restée seule pendant un moment dans la rue parce qu’avant même qu’elle parte, c’était là que tu vivais. Dans la rue, dans un coin isolé où personne n’aurait pu te trouver. Personne sauf lui. Il t’a dit qu’il avait l’habitude des enfants comme toi, qui vivent dans la rue sans rien. Il t’a dit tout ce que tu rêvais d’entendre. T’aurais un toit, une chambre avec d’autres enfants comme toi. Il te donnerait même à manger. Sauf que t’étais tellement naïve que tu n’as rien compris. Tu le croyais réellement. Quelle conne. T’avais à manger, un lit, une douche et quelques amis mais il fallait faire d’autre chose en contre partie. Avec les autres gosses, vous deviez voler les touristes le plus discrètement possible et tout ramener à cet homme. En fonction de ce que tu ramenais, t’avais le droit à plus de bouffe. Mais tu t’en foutais. Tu l’as fait pendant un long moment. Ô ça oui. Une nouvelle Oliver Twist était née. Sauf que ce n’était pas aussi simple que ça. Quand tu ne ramenais rien de suffisamment coûteux et intéressant, tu montais à l’étage avec lui et c’était là que le calvaire commençait. Pas d’abus sexuel, ça non. Juste des coups. Enormément de coups. Tellement qu’à force ça ne faisait plus mal. Il perdait son temps parce que ta peau avait été bien trop meurtrie pour réagir à ses coups. Ta peau bleutée ne te faisait plus mal. La routine.

Maintenant que t’as dix-neuf ans, tu ne lui sers plus à rien. T’es trop grande, tu attires trop le regard sur toi pour voler quoi que ce soit. Alors tu sers d’appât. T'arrêtes tous ces cons de touristes, prétextant vouloir les aider pendant que les nouveaux gamins reprennent ton flambeau. C’est leur tour maintenant. Ils se plaignent eux aussi, ils ne font que ça et ça t’énerve. Ca t’irrite parce que t’as été à leur place toi aussi et tu y a très bien survécu. Au fond, il t’a rendu plus forte, plus résistante à la douleur. Jamais tu ne lui donneras raison. Jamais tu ne le remercieras. Jamais. Mais tu ne te plains pas parce que c’était toujours mieux que d’être dans la rue. Les gamins eux, n’arrêtent pas de pleurer, de le supplier d’arrêter. Toi, tu ris parce que tu sais que ça ne servira à rien. D’ailleurs, tu les frappes parfois parce qu’ils parlent tout le temps quand le vieux n’est pas là. Ils sont naïfs eux aussi. Ils veulent s’échapper. Ils pensent qu’ils vont pouvoir le faire alors que c’est peine perdue.

Quelques semaines après, il est mort le vieux. Un grand soulagement pour les gamins mais pas pour toi. Ils vont pouvoir se faire adopter eux, être pris en charge alors que toi, tu vas rester seule. Abandonnée une nouvelle fois. Personne ne veut d’une fille de dix-neuf. C’est trop difficile à gérer. Ca veut tout le temps sortir. Ca n’en fait qu’à sa tête. Non, personne ne veut de toi. Alors t’es partie. T’as trouvé l’Endroit sans trop savoir comment. Tu sais que c’est pour les gens comme toi : fatigués, rejetés, seuls. Pour ceux qui n’ont plus la force de vivre, de se battre. Pour ceux qui veulent un peu de répit. A l’Endroit, tu te fais appeler Hestia parce que c’est comme ça que le vieux t’appelait. Il vous a donné des noms de dieux à chacun parce qu’il ne connaissait pas vos prénoms. Vous non plus d’ailleurs. Dès que vous l’avez rejoint, vous avez oublié qui vous étiez par le passé. Mais ce prénom, tu le gardes parce qu’il te va bien. Il te plait. Hestia, déesse du feu sacré et du foyer. Déesse de la maison et de la chasteté. Ca te correspond bien quand on sait que tu t’occupais de la plupart des tâches là-bas. Ca te correspond bien quand on sait qu’aucun garçon n’a jamais eu un seul geste de tendresse envers toi, de la violence, rien que de la violence.